André Torre
Les conflits d’usage de l’espace
On considère parfois que les conflits d’usage de l’espace devraient faire l’objet de résolutions systématiques car ils sont pathologiques du point de vue de l'ordre social ou révélateurs d’échecs du marché et de la coordination. Mes recherches montrent qu’ils constituent plutôt une forme d'expression des forces motrices des relations sociales, des dynamiques institutionnelles et des changements socio-techniques. Les conflits sont de bons indicateurs des mutations et des modes de gouvernance des territoires. Marqueurs des évolutions sociales, techniques et économiques des sociétés, de la nouveauté et des innovations, ils révèlent les oppositions qu’elles suscitent, les discussions autour de leur mise en place, leur (non) acceptabilité éventuelle, ainsi que les procédures de gouvernance qui se mettent en place sous l’influence de ces dynamiques de changement (Torre et al., 2014 ; Torre, 2010 ; Pham & Torre, 2012 ; Torre & Pham, 2013 ; Kirat & Torre, 2008).
Ma définition des conflits d’usage et de voisinage repose sur trois éléments :
  • L’engagement marque la distinction entre tensions et conflits. Il implique un coût, monétaire ou hédonique, et prend les formes suivantes :
    • recours en justice (demande de jugement) ;
    • publicisation (différend porté devant des instances publiques ou des représentants de l’Etat) ;
    • médiatisation (différend porté devant les média, presse, radio, télévision…) ;
    • voies de faits ou la confrontation verbale, la destruction de biens ou d’infrastructures ;
    • production de signes (panneaux interdisant un accès, barrières...).
  • L’inscription dans le territoire est fondée sur deux caractéristiques des conflits :
    • ils reposent sur une base physique, se déroulent entre voisins (entreprises, exploitations agricoles, particuliers…) et prennent naissance autour de biens supports matériels (le sol, l’eau) ou immatériels (l’air, dans le cas de pollutions) localisés ;
    • ils s’inscrivent dans un cadre institutionnel, sont déterminés à la fois par les jeux des instances locales et supra-locales et par les règles qu’elles introduisent (dimensions juridiques et réglementaires et participations des institutions à la vie locale).
  • La matérialité des actes, réalisés ou anticipés, qui sont à l’origine des conflits. Les oppositions de personnes ou de groupes se réfèrent à des objets concrets, à des actes techniques en cours ou à venir, et se traduisent par des actions concrètes.
Conflits, prise de parole et proximités
Les conflits constituent souvent une opportunité de prise de parole pour des acteurs ou des groupes se sentant négligés par les structures de gouvernance ou les arbitrages rendus. Plutôt que de quitter le territoire et de rester sans agir, ils préfèrent protester. C’est le cas face à la décision de construire une installation classée, un site de traitement des déchets, une bretelle d’autoroute, des éoliennes… ou encore dans une situation de pollution ou de violation de propriété (Torre & Caron, 2005, Torre, 2012 et 2014).
Ces conflits sont liés à la contrainte de proximité géographique (le déménagement est impossible ou trop coûteux) et reposent sur trois types d’interférences (Caron & Torre, 2006) :
  • Les superpositions. Deux ou plusieurs agents prétendent à des usages différents pour un même espace, par exemple certains veulent l’utiliser à des fins récréatives et d’autres dans un but de réservation de la nature ou de construction
  • Les contiguïtés. Des agents situés côte à côte sont en désaccord quant aux frontières, bordures ou bornages de leurs espaces respectifs.
  • Les voisinages. Ce cas concerne les effets indésirables d’une activité, se diffusant à des agents situés dans un périmètre proche par la voie des airs, des eaux, ou sous l’effet des pentes de terrains (externalités de pollution, rejets d’effluents, épandages ou émissions toxiques, nuisances sonores…).
Les méthodes d’analyse
Il n’existe pas de bases de données toute prêtes sur les conflits. Il faut donc construire ses propres informations (Torre et al., 2010, 2014). Avec mon équipe de recherche, nous avons choisi de construire nos données de conflictualité à partir de trois sources différentes, qui présentent chacune des biais et des limites, mais dont la réunion permet de faire un inventaire des conflits et de cerner l’état de la conflictualité sur une zone d’étude. Ce sont :
  • Les enquêtes à dire d’experts réalisées auprès des institutions publiques locales, des usagers de la nature, de la forêt et de l’agriculture, des industriels et commerçants, des aménageurs, des autres services de l’Etat ;
  • Le dépouillement et l’analyse de la presse quotidienne régionale et des éditions régionales de la presse généraliste ;
  • L’analyse des sources juridiques, à travers l'étude de données statistiques du contentieux administratif, civil et pénal.
Ces données ne sont pas toujours disponibles dans les pays en voie de développement , en particulier celles du contentieux juridique. Dans ce cas, nous recommandons de compléter l’analyse par d’autres sources, en particulier :
  • L’analyse des sites web et des blogs
  • La littérature publiée par les organisations publiques et privées
  • L’utilisation des SIG (photos et images)
Sur cette base, nous avons pu mener des études dans de nombreux territoires français (Torre & Darly, 2014 ; Darly & Torre, 2013 : Pham et al., 2012 et 2013…), ainsi que dans des pays en voie de développement (Magsi & Torre, 2013 et 2012).
André Torre
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