Interactions locales entre firmes innovantes et rôle joué par la proximité géographique dans la transmission des connaissances
L’idée que la proximité géographique est essentielle, voire parfois consubstantielle, à la diffusion des connaissances et des innovations
est largement acceptée, à la fois par les décideurs et par les spécialistes de l’innovation.
C’est le dogme des années 80 et 90, nourri par le succès de certains systèmes locaux, au premier rang desquels les mythiques Silicon Valley
et route 128, ou encore Sophia Antipolis sous nos latitudes. C’est aussi la saga des clusters, à l’origine des objets théoriques,
devenus des outils de développement dans les mains de grands opérateurs internationaux tels que l’OCDE ou la banque Mondiale.
De nombreux travaux sont consacrés à ces approches, qu’il s’agisse des spillovers géographiques, des approches en termes de systèmes locaux
d’innovation ou de recherches en économie de la connaissance. Mais l’ensemble de ces analyses repose sur une idée commune :
la co-localisation des firmes innovantes et éventuellement des laboratoires de recherche privée ou publique constitue un préalable favorable
au développement d’une activité d’innovation. D’où l’intérêt d’une concentration spatiale de l’innovation, qui doit permettre aux idées,
aux connaissances et aux informations de circuler au niveau local, alors que les rencontres informelles et les partenariats locaux vont
contribuer au lancement de projets technologiquement innovants.
Toutefois, des doutes sérieux commencent à émerger sur la validité et sur le bien fondé de cette hypothèse.
Au-delà du constat empirique qu’il est impossible d’implanter partout et avec succès des systèmes localisés d’innovation,
on constate que de sévères limites théoriques s’imposent à une telle approche (Rallet & Torre, 2006, introduction ; Massard & Torre, 2004).
Mes travaux s’inscrivent dans le cadre d’une reconsidération du rôle joué par l’espace dans les coordinations entre acteurs,
avec une prise en compte du jeu des proximités géographique et organisée.
Mes recherches apportent des éclairages sur trois points particuliers.
- Le caractère relatif de la contrainte de proximité géographique
Bien que subsistant pour certains types d'activités productives et de transactions, la contrainte de proximité géographique joue aujourd’hui un rôle très relatif dans la coordination économique,
y compris pour les activités intensives en informations et connaissances (Torre, 2009). La concentration géographique des agents et l'existence maintes fois prouvée de systèmes de production ou d'innovation à base (partiellement) locale s’expliquent avant tout par l’encastrement des relations économiques dans des réseaux sociaux aux bases territoriales fortes, ainsi que par le jeu des institutions locales, porteuses d’un discours proactif. Par ailleurs, les dimensions organisationnelles et institutionnelles sont déterminantes, et ce sont donc souvent les liens de proximité organisée qui expliquent le succès ou la compétitivité de certains systèmes locaux. Un technopôle, un parc scientifique, un pôle de compétitivité, existent avant tout grâce au travail d’une structure organisationnelle, qui attire des entreprises ou des laboratoires, qui réunit et fait se connaître les principaux protagonistes, insuffle un esprit local et promeut l’image de la zone d’innovation (Torre, 2010). De plus, le rôle joué par les Institutions locales - ou par les services déconcentrés de l’Etat - est également central dans la réussite des systèmes locaux d’innovation.
- L’ambiguïté de la notion de cluster
On peut montrer que la notion de cluster, si prisée aujourd’hui, repose sur une hypothèse de caractère naturaliste : la dimension tacite des connaissances échangées entre acteurs de la production ou de l’innovation nécessiterait des relations de face à face, d’où l’importance de la co-localisation de ces acteurs et du rôle joué par les systèmes locaux d’innovation. Or cette hypothèse peut facilement être démontée, car elle repose sur des fondements qui ne sont pas cohérents, en particulier concernant le caractère à la fois public et tacite de la connaissance (Torre, 2008).
Une lecture des clusters en termes de proximité montre qu’il est plus correct de les analyser comme un lieu de recouvrement des deux types de proximité - géographique et organisée - et que c’est la mobilisation de la proximité géographique par les acteurs ou les institutions qui devient centrale,
qu’il s’agisse des logiques d’appartenance ou de similitude de ces derniers (Torre, 2006). Réseaux, projets communs, action publique, sont au cœur de ces dynamiques. La proximité géographique des acteurs de la connaissance ne peut suffire, seule, au succès des clusters ; les causes les plus profondes des processus d’agglomération spatiale des activités de recherche et d’innovation sont avant tout à rechercher dans des facteurs traditionnels de l’analyse économique, tels que l’attractivité en matière de prix du foncier, les avantages financiers et fiscaux ou les marchés locaux du travail (Torre, 2014).
- Le rôle essentiel de la Proximité Géographique Temporaire
Il est clair qu’une dose de proximité géographique demeure essentielle à la mise en œuvre et à la réussite des travaux et projets réalisés en commun par des entreprises ou des organisations différentes. Mais ce besoin n’implique pas pour autant la co-localisation permanente des activités de recherche, d’innovation ou de production.
En effet, la nécessité de proximité géographique affecte surtout, aujourd’hui, les premières étapes des processus de production, de recherche et de développement. Il est nécessaire de se rencontrer, dans les premières phases de collaboration, pour établir des liens de confiance, mettre en place des protocoles de travail et s’accorder sur les règles à suivre et le déroulement des étapes ultérieures. Par la suite, les relations de proximité organisée ainsi établies vont pouvoir se maintenir à distance, en particulier grâce à l’utilisation des TICs (Torre, 2013). Des rencontres temporaires, qui se déroulent à intervalles réguliers chez les partenaires ou dans des lieux dédiés, suffisent alors pour échanger des informations nécessaires à leur coopération et pour résoudre les éventuels conflits (Rallet & Torre, 2009). La mobilité des individus induit ainsi une relation forte à l’espace, mais qui est de nature différente de celle décrite par les approches classiques en termes de localisation. Je l’appelle Proximité Géographique Temporaire, et il importe maintenant d’en décrire les différents attributs (Torre, 2011).
Au total, le jeu des proximités permet de comprendre les typologies de territoires comme la dynamique des processus de création et de transmission des connaissances
(Torre & Wallet, 2014). La proximité organisée est toujours essentielle aux processus de coordination entre partenaires de travaux de production, de recherche ou de développement menés à distance. Elle contribue à faciliter les interactions entre les êtres humains, qu’elle repose sur les échanges entre ces derniers, sur le partage de valeurs ou sur les représentations communes. Mais cette proximité organisée s’articule avec différentes formes de relations à l’espace. Il peut s’agir de la proximité géographique permanente, qui conduit à la co-localisation des partenaires, par exemple au sein des systèmes localisés de production ou des clusters. Il peut encore s’agir de la proximité géographique temporaire, qui repose avant tout sur les mobilités des acteurs engagés dans un processus de coordination à distance et leurs rencontres dans des lieux hétérotopiques. C’est enfin le cas des TIC, qui peuvent suppléer à l’absence de co-présence, mais qui, le plus souvent, accompagnent et facilitent les mobilités brèves ou plus importantes.